Par Hugues Lapaire
Hugues Lapaire, né le 26 août 1869 à Sancoins (Cher) et mort le 2 janvier 1967 dans la même commune à l’âge de 97 ans, est un poète, romancier, conteur et critique littéraire français. Il a reçu le prix Balzac en 1909 et été couronné par l’Académie française en 1910. Son œuvre puise son inspiration dans le terroir de sa province natale, le Berry. Il a publié une centaine d’ouvrages en français et en patois berrichon. Il a effectivement consacré sa vie à la défense des traditions et des valeurs rurales de trois provinces : le Berry, le Nivernais et le Bourbonnais. Sancoins étant dans le Cher, c’est au Berry qu’il a voué l’essentiel de son œuvre… Et pourtant, en 1789, Sancoins n’était pas berrichon, mais… bourbonnais … et si on regarde la carte de la région au haut Moyen Âge, Sancoins était … nivernais !
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« Le Berry, comme un oiseau du Bocage, avait autrefois le gosier plein de chansons. Aux labours, en liant les javelles, en ramenant la dernière gerbe de la moisson, en battant le blé au fléau dans la grange, en foulant les grappes au pressoir, dans les fêtes patronales ou de corporations, dans les assemblées de villages, on chantait. A Carnaval, le jour des Rois, au veillées, dans les noces, les réunions familiales, à la table des « planteux de blé », à l’auberge, partout, en toutes circonstances, la chanson prenait son essor, émaillée de mots fleuris comme la plaine à la belle saison.
Elle a fait son nid chez nous jusque dans les vieilles tours de Sancerre, avant même que le Sancerrois fit partie du fief d’un comte de Champagne connu sous le nom de Thibaut le Chansonnier.
Nos chants de terroir sont patrimoine national au même titre que nos sites et nos monuments. C’est l’âme de notre peuple qui vibre en eux, une âme fière, amoureuse de liberté ; c’est l’esprit, le caractère d’une vieille race que l’on retrouve dans ces accents vifs ou langoureux, cette beauté secrète que contiennent les plus humbles paroles et cette gaieté qui semble moissonnée dans les rayons du soleil.
Beaucoup de nos vieilles chansons dues au génie populaire concentrent dans leur sobriété ce que l’art grec conserve de puissance expressive. Et pourtant nos bergers de jadis n’étaient pas des pâtres d’églogues comme ceux que Théocrite entendait chanter aux portes de Syracuse ; ce n’était pas non plus des faiseurs d’idylles d’après les théories de Boileau et de certains délicats, critiques de cabinets, philosophes de salon qui ne voyaient la campagne qu’à travers la « Pléiade » et « L’Astrée », les bergeries sentimentales du XVIII° siècle ou les scènes pastorales de Gessner et Florian, qui voulaient en un mot des bergers ayant fait leur toilette, s’exprimant élégamment, que l’on pût suivre aux champs sans crainte de se trouver en basse compagnie.
Nos bardes rustiques étaient pauvres, mal vêtus et n’avaient aucun lien de parenté avec les Daphnis et les Corydon ; ils parlaient comme on parle au village ; ils s’appelaient Jeannot, Colin, au lieu de Lycidas, Margot, Isabelle au lieu de Philis. Ils vivaient à l’ombre des bois, dans le soleil, sous la pluie, en pleins champs, les pieds dans le terreau.
Ce n’étaient pas les pastoureaux pomponnés de Boucher ou de Fragonard. Leur langage n’avait rien de convenu, d’apprêté ; la plupart ne savaient ni lire ni écrire. Leur école fut aux champs. Ils composaient leurs Bucoliques en traçant les sillons ou en gardant leurs troupeaux, et, d’âge en âge, de chaumière en chaumière, ils se les ont transmises (1). Virgile oubliait les lassitudes de la vie civilisée en écrivant ses « Géorgiques ».
Eux, composaient des chansons pour égayer leur solitude ou pour se consoler d’un mal secret, sachant que le meilleur remède à l’amour c’est de chanter son mal.
Ces bergers n’avaient pas pour les inspirer les décors merveilleux dela Sicile ou les fraîches vallées de la Thessalie ; le cadre que leur offrait la province du Berry était beaucoup plus restreint. Ici, c’est la plaine, une brande sauvage, des cultures, un canal avec ses lignes droites et ses courbes où glissent les bateaux lents des mariniers ; là, c’est un étang, une rivière bordée de saules, une vallée peu profonde, une colline peu élevée dominée par quelque ruine féodale, la ligne bleue d’une forêt lointaine et de petits villages dispersés sous les noyers avec des clochetons de leurs églises.
Ces paysages suffisaient à l’esprit contemplatif de nos brodeurs de chansons. Leurs regards n’allaient pas chercher plus loin que l’horizon coutumier. Les yeux emplis de ces sites familiers, de leur beauté simple ou de leur mélancolie, le cœur baigné dans cette atmosphère sereine, nos aèdes champêtres, tout en traçant leurs sillons ou gardant leurs troupeaux, composaient un chant d’amour, d’espoir ou de regret, qui s’élevait dans le silence des campagnes, harmonieux comme un ramage d’oiseau, le murmure d’une source, le vent dans les feuilles.