Ludovic Lamant

Poste culture. Journaliste à Mediapart depuis sa création, en 2008. Correspondant à Bruxelles sur les affaires européennes (2011-2017), puis reporter, au sein du service international à Paris (2018 – 2025). Co-programme la case « documentaire » chaque samedi sur Mediapart. Toujours en veille sur l’Espagne et l’Argentine.

Ai publié un guide sur l’Argentine (La Découverte, 2011), un essai sur les politiques espagnoles nées du mouvement « indigné » du 15-M (Squatter le pouvoir, Les mairies rebelles d’Espagne, Editions Lux, 2016) et un autre sur l’architecture du quartier européen à Bruxelles (Bruxelles chantiers, Une critique architecturale de l’Europe, Lux, 2018).

Mail : ludovic.lamant[@]mediapart.fr

1 novembre 2025 à 18h53

Mediapart s’est procuré un rapport interne qui décrit un conflit de gouvernance et des retards accumulés dans l’organisation de la prochaine capitale européenne de la culture en France. Le maire de Bourges, Yann Galut, assure y avoir répondu avec célérité, avec l’arrivée notamment d’un nouveau président à la tête de l’association.

Quand, en décembre 2023, Bourges a été désignée capitale européenne de la culture pour l’année 2028, cette victoire a été interprétée comme « la revanche des villes moyennes ». Passé l’effet de surprise, beaucoup y ont vu le succès d’une candidature « taille humaine », loin des grandes machines que furent les expériences de Lille 2004 ou Marseille 2013.

« Bourges 2028 offre un nouveau modèle sociétal et territorial pour les villes petites et moyennes », lit-on dans le projet de candidature qui l’a emporté sur les trois autres villes françaises en lice dans la dernière ligne droite (Clermont-Ferrand, Montpellier et Rouen). Depuis la périphérie, la préfecture du Cher (64 000 habitant.e.s) promettait une autre manière d’organiser ces manifestations événementielles, plus attentive à l’intégration des populations locales, plus soucieuse d’autres formes du vivant, plus sobre aussi, prônant une stratégie bas-carbonne.

Mais presque deux ans après cette désignation, les documents que Mediapart s’est procurés racontent une autre histoire, un peu moins réjouissante. Selon les termes d’une mission d’expertise qui s’est déroulée durant l’été 2025, et qui a été présentée le 27 août, il est question d’un « conflit ouvert de la codirection », d’une « opacité des décisions », d’un « management trop vertical », ou encore d’un « besoin de montée en compétences » dans l’équipe.

Le document, réalisé à partir de 17 entretiens individuels, alerte aussi sur un « fonctionnement [centré] sur le court-terme, sans vision des étapes clés à venir », une « stratégie « bas-carbone » encore peu traduite », ou encore une « organisation en retard structure […], exposant le projet à des risques critiques pour sa crédibilité et sa faisabilité ».

Bourges 2028, menacée ?

Dans une entretien à Mediapart, le maire de Bourges, Yann Galut (Parti socialiste), qui avait fait de cette candidature un des axes de son projet pour la ville aux municipales de 2020, assure : Je ne conteste absolument pas les conclusions du rapport, même si j’ai pu trouver le ton un peu alarmiste par endroits. » Et d’ajouter : « J’ai réagi de manière très rapide pour apporter des solutions, et ferai tout, dans la transparence la plus absolue, pour que l’année 2028 soit exceptionnelle à Bourges « 

La lettre signée par six commissaires et artistes associé.e.s

C’est l’association Bourges 2028, chargée du pilotage effectif de la manifestation, qui a elle-même commandé cette mission flash durant l’été, en réaction à un premier courrier, daté du 16 juin 2025. Cette lettre était adressée au maire et aux deux codirecteurs de Bourges 2028, Pascal Keiser et Frédéric Hocquard. Elle était signée par six commissaires et artistes associé.e.s de longue date au projet, dont l’écrivain Camille de Toledo, le commissaire Hou Hanru (ancien directeur du Maxxi, le musée d’art contemporain de Rome) ou encore la commissaire indépendante Evelyne Jouanno.

Incertitudes budgétaires

Dans cette lettre, que s’est aussi procuré Mediapart, ce collectif lançait un première « alerte » :
« quelque chose monte […] qui cause chez nous une inquiétude, une incertitude et une insécurité. » Et de s’alarmer des conflits au sein de la direction – une « atmosphère conflictuelle » qui les « fragilise » – et de « l’absence d’interlocuteurs et interlocutrice » : « Nous manquons notamment d’un suivi contractuel, juridique, financier. »

« Nous voyons naître le risque d’un rejet de Bourges 2028 si les valeurs mises en avant par le projet ne sont pas en accord avec un soin, une attention, dans ce suivi opérationnel », lit-on encore dans cette lettre, qui parle d' »une forme d’impasse, voire, une aggravation, après un an d’échanges ».

Pascal Keiser, codirecteur de Bourges 2028

Le coup est rude pour les deux copilotes de la manifestation, Pascal Keiser et Frédéric Hocquard. Le premier, un Belge de 58 ans, né d’une mère italienne, fut l’un des piliers de Mons capitale européenne de la culture en 2015 (dans la Wallonie belge). Fondateur et directeur de la Manufacture à Avignon (Vaucluse), il est le commissaire général de Bourges 2028, chargé de la coordination artistique et des réseaux européens. Il a rejoint l’équipe dès l’été 2021 et nourri l’essentiel du projet, notamment autour de l’engagement bas-carbone.
Sans budget sécurisé, il est impossible de prendre des engagements financiers ou contractuels avec des artistes et des commissaires.

Frédéric Hocquart, codirecteur de Bourges 2028

Le second a un profil plus politique : Frédéric Hocquart, 56 ans, adhérent des écologistes, est un élu, adjoint à la mairie de Paris, chargé du tourisme et de la vie nocturne. Durant les Jeux olympiques et paralympiques de 2024, il a multiplié les entretiens sur la pression touristique dans la capitale. En mars 2024, c’est-à-dire après la désignation officielle de Bourges, il est appelé par le maire Yann Galut pour devenir délégué général de la manifestation, aux commandes des questions budgétaires en particulier, mais aussi des relations avec les collectivités françaises.

Confrontés par Mediapart à ces remous internes, le maire de Bourges et les deux codirecteurs rejettent d’abord la faute des retards sur les incertitudes politiques. L’instabilité née de la dissolution de l’Assemblée nationale, en juin 2024, a tout compliqué. A ce jour, la structure ne connaît toujours pas exactement le budget sur lequel elle peut compter (lire l’encadré ci-dessous).

« Ces derniers mois n’ont pas été un long fleuve tranquille pour l’association, en raison notamment des incertitudes financières de la part de l’Etat », fait valoir Yann Galut. Symbole de ces difficultés : la réunion interministérielle (la « RM ») qui devait sécuriser le budget apporté par l’Etat était prévue; la semaine de l’annonce de la dissolution. Elle s’est finalement déroulée deux jours avant le départ de François Bayrou de Matignon, en septembre 2025, plus d’un an plus tard. L’Etat, qui avait d’abord promis 12 millions d’euros (dont 6 millions du ministère de la culture), va finalement an apporter 10.

Un label européen, mais très peu d’argent de l’UE

Au moment de sa candidature, Bourges 2028 tablait sur un budget de 46 millions d’euros, sur un peu plus de cinq ans. L’Etat, qui s’était d’abord engagé sur 12 millions, a réduit à 10 son enveloppe. La ville et la région apportent chacune 6 millions d’euros, A cela s’ajoutent des participations de l’agglomération et du département (un peu plus de 6 millions). D’autres conseils généraux de départements de la région Centre-Val de Loire sont revenus sur leurs promesses (2 millions), dans un contexte de tensions budgétaires.

En ajoutant des recettes attendues de la billetterie et du mécénat (à ce stade, 1,5 million d’euros assurés, contre 6,5 millions d’euros espérés au départ), la manifestation devrait atterrir sur un budget d’un peu plus de 40 millions d’euros. L’association emploie à ce stade 22 équivalents temps plein. A comparer aux 91 millions du budget de Marseille 2013, pour 51 temps plein.

La surprise est l’enveloppe apportée par l’UE, pour un événement censé incarner le projet européen : à peine 1 million d’euros à ce stade, et peut-être 500 000 euros supplémentaires, en fin de courses, si Bourges décroche le prix Melina Mercouri. Du côté de la Commission européenne, on insiste toutefois sur le fait que Bourges pourrait aussi recevoir des financements européens indirects via des programmes spécifiques jusqu’à 2,25 millions d’euros. Bourges deviendra la cinquième capitale européenne de la culture en France, après Paris (1989), Avignon (2000), Lille (2004) et Marseille (2013).

« Sans budget sécurisé, il est impossible de prendre des engagements financiers ou contractuels avec des artistes et de commissaires. Cela a pu générer un certain retard, certaines frustrations et insatisfactions, ce que je comprends et partage », avance Pascal Keiser.

A en croire les directeurs, cette incertitude a compliqué la période de transition du projet Bourges 2028, alors que l’association, au moment de la victoire de décembre 2023, n’était qu’un poids plume : une équipe de cinq salarié.e.s, dont quatre « juniors ». « Bourges a gagné en mode start-up, insiste Frédéric Hocquard. Quand j’arrive en mars 2024, il n’y a pas de locaux, pas d’équipe. Le conseil d’administration est brinquebalant, sans personnalités qualifiées. Je me suis d’abord attelé à ça, à remettre le truc d’équerre, quitte à retarder la contractualisation des commissaires. »

Querelles personnelles et « déséquilibres salariaux »

Pour Pascal Keiser, ce retard à l’allumage serait presque un classique dans l’histoire de ces événements hors norme, à l’économie très particulière, avec des montées en régime très rapides :


« Dans presque toutes les capitales européennes, le basculement entre la phase de pré-design et celle de la production est toujours délicate, et oblige toujours à changer un peu les équipes. A Marseille, Jean-François Chougnet n’a pris la direction que deux ans avant. Pour Evora 2027, au Portugal, l’embauche du directeur artistique a été faite un an et demi avant le début de la manifestation. C’est quelque chose d’habituel. »

Quant aux tensions personnelles entre les deux hommes, confirmées à Mediapart par plusieurs personnes proches de l’association, Frédéric Hocquard et Pascal Keiser prennent soin de les minimiser :

« Tout le monde ne se comporte pas en Bisounours dans ces structures, il y a des tensions inévitables entre le pôle artistique, qui n’avait pas d’assurance sur les budgets, et la partie administrative et financière. Mais je dirais qu’il y a eu des discussions », estime Pascal Keiser.

Frédéric Hocquard dit encore : « Pascal [Keiser] a sans doute un caractère plus calme que le mien. Mais il y a des points de discussion, qui ne sont pas des points de conflit. Il n’y a pas de désaccord majeur quant au portage du projet. » Il donne l’exemple des « gares végétales », un des projets phares de la manifestation, qui verra par exemple l’artiste Eva Jospin déployer ses forêts de papier dans la gare de Bourges : « Dans le document de référence, il est prévu cinq gares végétales. On commence à regarder combien coûte une gare végétale ? et à un moment donné, je dis à Pascal : là, à 46 millions, les cinq gares ça ne passe pas. »

A cet endroit, l’affaire se personnalise un peu plus. Au moins deux personnes proches de la manifestation ont décrit à Mediapart un binôme de directeurs trop peu présents à Bourges, cumulant beaucoup de casquettes, entre Paris, Avignon et Bourges, et par ailleurs confortablement rémunérés, par rapport au reste de l’équipe.

Dans la mission d’expertise de l’été 2025, réalisée par Ariane Bieou (qui fut directrice de la production de Matera, capitale européenne de la culture 2019 en Italie), les conclusions évoquent tous azimuts une « présence insuffisante ou partielle » du binôme, mais aussi des « déséquilibres salariaux internes, générateurs de tensions, de démotivation et d’un déficit d’attractivité ».

Sur leur présence, Frédéric Hocquard comme Pascal Keiser réfutent en bloc. Le premier, dont une des missions durant les premiers mois fut d’assurer un lobbying auprès des ministères à Paris, prévient : « Je mets au défi quiconque de me dire que j’ai levé le pied sur la question de Bourges. J’étais présent dès le début. J’ai même raté des conseils municipaux à Paris, en me faisant excuser. »

Concernant le partage de son temps de travail avec sa fonction d’adjoint à Paris, qu’il n’envisage pas de poursuivre après les municipales de 2026, il renvoie au cadre légal, qui fixe le nombre d’heures que l’employeur se doit de laisser à l’élu pour effectuer son mandat (jusqu’à 140 heures par trimestre, dans le cas d’une ville de plus de 10 000 habitant.e.s).

L’association Bourges 2028 prend en charge la location d’un appartement à Bourges pour Fréderic Hocquard, et celle d’une chambre d’hôtel pour Pascal Keiser – ce dernier assurant que la charge est « très faible » pour l’association, l’établissement en question étant mécène de l’événement.
Pascal Keiser, qui déclare toucher un salaire annuel de 90 000 euros brut, précise encore : « Je rejoins beaucoup de choses dans les conclusions de la mission, mais pas sur ce point : il me semble que les niveaux de salaire sont très corrects dans l’association, en fonction de la pyramide des âges. »

C’est la tradition dans les capitales européennes : cela se fait par réseau, par cooptation, par rencontres…

Yann Galut, maire de Bourges

En interne, la situation a pu susciter des crispations, d’autant que Yann Galut, le maire, et Frédéric Hocquard se connaissent de longue date, et qu’il n’y a pas eu d’appel d’offres pour le poste de délégué général. « Frédéric Hocquard et moi avons été militants de SOS Racisme dans les années 1990. C’est là que ça démarre. On s’est toujours recroisés par la suite, mais on était « potes », pas amis », décrit Yan Galut.

Alors que Frédéric Hocquard préside en 2021 la Fédération nationale des collectivités pour la culture (FNCC), un regroupement d’élu.e.s de la culture, Yann Galut n’hésite pas à le consulter, pour des conseils sur la candidature de Bourges 2028, en amont de la décision du jury. Et Frédéric Hocquard joue le jeu, comme il le fait avec d’autres villes en lice au même moment. Il rejoint ensuite l’équipe quelques mois après la victoire, sur l’impulsion de l’édile.

« C’est la tradition dans les capitales européennes : cela se fait par réseau, par cooptation, par rencontres… mais j’ai, bien sûr demandé à Pascal Keiser comme à Frédéric Hocquard d’aller voir d’autres tutelles avant leur embauche », dit encore Yann Galut. L’élu parisien renchérit :

« Je ne suis pas arrivé comme ami du maire, mais recruté par le conseil d’administration, sur la base d’un contrat précis. Il se trouve que je connais le maire, je ne vais pas m’en cacher. »

Une direction renforcée

Après la présentation de la mission d’expertise le 27 août, Yann Galut a voulu aller vite et lancer une réorganisation de l’association. Il rencontre, dès le 19 septembre à Paris, Jean-François Chougnet. Cet historien de formation que Mediapart avait interviewé alors qu’il était directeur de l’association qui a organisé Marseille 2013, et qui fut aussi le patron de l’association culturelle Lille 3000, était déjà membre du conseil d’administration de Bourges 2028 depuis un an. Il est devenu depuis mi-octobre son président exécutif (rémunéré à hauteur de 75% du smic, précise le maire).

S’il amène une expérience indéniable, sans alourdir les finances de l’association, Jean-François Chougnet complète une équipe de direction décidément très masculine, avec trois hommes blancs aux avant-postes. Cet été déjà, la mission d’expertise s’inquiétait déjà d’un « déséquilibre dans la parité de genre et dans la diversité ».

Sur ce point, les directeurs renvoient aux annonces imminentes de recrutement, notamment pour les postes de responsable de la production – qui sera « le poste clé de la structure », dixit Pascal Keiser – et de responsable des affaires financières. L’universitaire Rahma Chekkar devrait bientôt, elle, devenir coprésidente de l’association, aux côtés de Jean-François Chougnet.

« Maintenant, on peut y aller, on a réglé les questions de gouvernance », insiste Yann Galut. « Un nouveau chapitre s’ouvre », veut croire Pascal Keiser, avec l’arrivée de Jean-François Chougnet et l’engagement de l’Etat sur un chiffre précis. Il insiste, à un peu plus de deux ans de la fête d’ouverture (dont la date précise n’est pas encore dévoilée) : « Le rapport d’Ariane [Bieou] était un peu alarmant sur le rétroplanning, mais pour moi, on est dans les clous. »

A l’approche des municipales de 2026, Yann Galut sait qu’il joue gros avec cette réorganisation. « Imaginez que je ne sois pas réélu, avance l’élu socialiste. La capitale européenne se fera de la même manière. Parce que mon opposition est intelligente, et nous avons toujours voté de manière unanime sur ces sujet, et avec le soutien des parlementaires. »

Rédigé par

Emmanuelle Toudert

École du Louvre. Guide touristique.
Licence des métiers de l'édition et des ressources documentaires.
Master Art-thérapeute.
Baptisée à La Chapelle-d'Angillon, le village de mes racines, en toute humilité je fais un retour à ma terre. "Humilité" = humus, terre.