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Éditeur : Crédit Agricole Centre-Loire
Format : In-8, Broché, 127 pp
Couverture semi-souple rempliée, photographies en couleurs et dessins en N&B

Le Crédit Agricole encourage des projets dans le cadre de ses Initiatives Locales. Celui-ci retient l’attention des responsables des neuf caisses locales se trouvant sur le parcours de la Route Jacques Cœur qui décident d’éditer l’ouvrage, avec une petite participation du Conseil Général du Cher. Publié à 3600 exemplaires, il est vendu au profit exclusif du Téléthon 2001.

Michèle Dassas en quelques lignes :

Née à Gien, Michèle Dassas vit en Sologne, dans le nord du Cher. Elle commence son activité professionnelle en concevant des logiciels pour l’apprentissage des langues étrangères. Michèle Dassas s’investit dans la vie publique de la Sologne, notamment en étant maire-adjointe dans sa commune durant plusieurs années.
Elle commence son activité d’auteure dans les années 2000. Elle écrit d’abord les Contoguides, des guides touristiques agrémentés de contes inspirés par les lieux et ayant pour fil conducteur un écrivain et sa région de prédilection. Elle s’illustre ensuite dans la fiction, avec des romans biographiques de femmes à la vie remarquable.


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Par une belle journée de printemps, un groupe de cavaliers chevauchait tranquillement à travers la campagne riante de ce que l’on appelle aujourd’hui le « Pays Fort ». Ils suivaient maintenant le cours de la petite Sauldre. Plus que quelques lieues et ils arriveraient enfin à destination au bourg de La Chapelle, fief de Gilon de Seuly.
Il y avait Père Robert, supérieur de l‘abbaye bénédictine de St Sulpice, Frère Anselme, moine-secrétaire, le chevalier Humbert Aiglefeuille, propriétaire du fief où se trouvait l’abbaye et Arnault, son ami et conseiller.

Pour situer l’histoire, nous dirons que cela se passait deux ans avant la mémorable bataille d’Hastings 1/ qui consacra la victoire du Normand, Guillaume Le Conquérant, sur le roi anglo-saxon Harold.
Cet évènement n’a, d’ailleurs, aucune sorte de lien avec les faits que nous relatons ici, si ce n’est que par un lointain hasard, la puissante famille dont était issu Gilon était également d’origine normande…
Mais qu’allait donc faire cette délégation venue d’une lointaine région ?…
Écoutons-les :
– Père Robert, pensez-vous que Gilon de Seuly accèdera facilement à notre requête ?
– A vrai dire, je l’ignore… Mais il me semble que ce seigneur a une réputation de bon chrétien. Ne dit-on pas que son désir le plus cher est de se rendre en Terre Sainte pour libérer le Saint-Sépulcre des mains des impies 2/ ?
– Rendre cette chapelle 3/ à l’abbaye est un acte purement symbolique qui n’aura aucune incidence sur la vie de son domaine.

– Tout à fait !… et n’oubliez pas, Frère Anselme, que ce serait aussi un acte de probité, car cette chapelle nous appartenait. L’ermite grec, Jacques, avait fait construire ce sanctuaire où il déposa des reliques apportées d’Italie. Cet ermitage dépendait de notre ordre, tout comme celui de Joigny entre Bourges et Mehun. C’est la famille de Seuly qui s’est emparée de l’église du Bourg. Nous demandons seulement qu’ils nous rendent l’église qui est un lieu consacré. Notre bon seigneur d’Aiglefeuille, dont les largesses pour notre communauté sont si grandes, saura bien convaincre Gilon de Seuly du bien-fondé d’une telle restitution.

A ces mots, le chevalier Humbert d’Aglefeuille releva fièrement la tête. Si sa puissance et sa richesse étaient fort enviables, son aspect physique n’était pas au diapason : les épaules étroites, le buste court, les membres chétifs flottant dans sa cotte de maille : il donnait une impression de fragilité qui n’était d’ailleurs, pas totalement fondée. En effet, il jouissait d’une robuste santé et il était vif et très actif.
Son conseiller et ami fidèle, Arnault, qui chevauchait près de lui, formait un impressionnant contraste. Sa haute stature, sont port de tête altier, sont corps d’athlète, tout était force en lui et souvent, lorsqu’ils croisaient des étrangers, ceux-ci pensaient qu’Arnault était le seigneur et Humbet l’homme lige.
Mais tous deux partageaient les mêmes qualités de cœur. Une grande bonté envers ceux qui vivaient sur le domaine. Une grande Loyauté, un souci d’équité et un dévouement sans faille pour les nobles causes.
Lorsque le supérieur de l’abbaye Saint-Sulpice leur avait exposé le projet de reprendre l’église de La Chapelle sous sa direction, ils avaient, tout de suite, adhéré à l’idée et proposé leur soutien à l’entreprise. Cette ambassade, dont l’issue était, certes incertaine avait été annoncée par un messager plusieurs jours auparavant et la délégation était donc attendue.

La petite troupe arriva bientôt à la hauteur du hameau de La Chapelle ; non loin de là, un château était en pleine construction. Une incroyable effervescence régnait en ce lieu, des dizaines d’ouvriers charriaient des silex et des pierres en grès noir provenant de la région de Vailly.
Le Donjon était bien avancé, une partie s’élevait déjà à plus de 80 pieds.
A l’est, une puissante tour carrée semblait terminée.
Arnault s’arrêta un instant pour demander son chemin, on lui indiqua que le Seigneur de Seuly résidait dans la partie est.
Les cavaliers s’immobilisèrent au pied de la tour et admirèrent la construction haute de six étages séparés par des planchers en bois.
Des gens accoururent vers eux. On les conduisit vers la partie basse de la tour.

Ils se retrouvèrent dans une vaste salle éclairée d’étroits soupiraux et confortablement meublée de grands sièges et de quelques coffres. On alla prévenir Gilon. De jeunes servantes leur apportèrent des rafraîchissements et les quatre hommes virent dans cet accueil un bon augure de la réussite de leur mission.
Ils se mirent donc à attendre le Seigneur de Seuly. Mais le temps tournait et Gilon n’apparaissait pas. Le jour commença à décliner et l’on vint allumer un faut dans la grande cheminée et deux torches à chaque extrémité de la pièce.
Le Seigneur d’Aiglefeuille étonné, demanda au serviteur si Gilon de Seuly avait bien été prévenu de leur arrivée; Celui-ci ne sut que répondre mais il promit d’en référer su le champ au secrétaire du châtelain, puis il s’éloigna et referma la porte derrière lui. Les présents entendirent, surpris, qu’il tournait une grosse clef dans la serrure. Aussitôt, Arnault se précipita vers la porte :
– Il nous a enfermés !… C’est grotesque !…
Les moines n’écoutaient pas, ils s’étaient retirés dans un coin de la pièce et priaient.
– S’il n’est pas revenu quand il fera totalement nuit, j’enfoncerai cette porte…
Au dehors, les bruits de l’agitation diurne s’étaient tus. Les ouvriers avaient quitté le chantier.
La tête levée vers le soupirail, Arnault guettait la tombée de la nuit, quand la porte, où avait disparu le serviteur, s’ouvrit brusquement, laissant apparaître un homme grand et fort, élégamment vêtu de riches habits et suivi de trois valets qui apportaient nourriture et boissons.
L’assistance se leva.
– Veuillez excuser mon retard, Messeigneurs, mais j’étais à la chasse…
J’ai bien reçu un message, il y a quelques jours, auquel je n’ai, d’ailleurs, rien compris… Asseyez-vous, nous allons discuter autour d’un bon repas !…
Des viandes chaudes et du vin leur furent servis. Le Père Supérieur commença à expliquer à Gilon le but de leur visite.
– Vous restituer l’église ?… Contre quoi ?… Que me donnez-vous en échange ?…
– Nous ne pouvons, hélas, rien vous donner, Messire de Seuly !…
Notre ordre n’est pas très riche, mais nous célébrerons un grand nombre de messes à votre intention. De plus, une stèle sera érigée dans l’église vous rendant hommage pour ce don généreux…
– Un don que vous m’obligez à faire !… Comme vous pouvez le constater, je suis en plein travaux. Une aide financière serait la bienvenue en échange de cette église que j’ai fait entretenir et en partie reconstruire à mes frais !…
N’y tenant plus et oubliant sa position subalterne, Arnault prit la parole et s’insurgea :
– Cela signifie-t-il que vous n’êtes pas d’accord pour rendre l’église, alors que celle-ci revient de droit à l’abbaye de Saint-Sulpice ?…
– Exactement !… Messire d’Aiglefeuille !…
– Je ne suis pas le Seigneur d’Aiglefeuille !… Je ne suis que son conseiller. Voici le Seigneur Humbert d’Aiglefeuille !…
– Ah ! bon !… C’est vous !… Hum !… Hum !…
Oui, cela change tout !… Il me vient une idée !… Puisque les notions de loyauté et d’équité vous tiennent tellement à cœur, je vous propose un défi.
– Un défi ?
– Oui, un tournoi qui pourrait se dérouler sur mes terres, l’enjeu en serait l’église. Si vous gagnez, je rends l’église à l’ordre de Saint-Benoit. Si vous perdez, vous m’aiderez à construire la partie ouest de mon château…

– Un tournoi ? qu’est-ce donc ?… 4/
– C’est un combat singulier à la lance et à cheval, une joute, si vous préférez…
Alors, d’un geste théâtral, il défit un de ses gants et le jeta à terre aux pieds d’Humbert.
Nos quatre ambassadeurs se regardèrent quelques instants, décontenancés devant une telle proposition. Le moine Robert marmonna :
– C’est au seigneur d’Aiglefeuille de décider !…
Ce dernier inspira profondément et, à la surprise générale répondit :
– J’accepte ce défi !… et vous regretterez votre ruse, par la grâce de Dieu, je gagnerai !…
Puis il se baissa et ramassa la gant.
Gilon de Seuly, apparemment ravi de cette décision, les invita à passer la nuit au château. Une date fut fixée pour les réjouissances. Cela laissait six semaines au seigneur d’Aglefeuille pour se préparer. Six courtes semaines pour s’entraîner au combat…
Que de progrès à faire !… pensait Arnault.
Autant dire que les dés étaient jetés !…
Quelle mouche avait piqué Humbert ? Pourquoi relever pareil défi ?…
Ces pensées étaient partagées par les deux moines qui reprirent le chemin du retour bien tristement.
Jamais l’église de la Chapelle ne leur appartiendrait. Leurs prières étaient superflues. Quant à leur seigneur, la construction de l’aile ouest aillait lui coûter une fortune. Dame Isolde, son épouse, le lui ferait sûrement remarquer !…

Gravure du XVIIIe siècle

Quelques jours plus tard, une réunion eut lieu à l’abbaye. Père Robert désirait rendre compte de sa visite à La Chapelle. A la lecture de son rapport, l’assemblée des moines se lança dans une âpre discussion. Êtait-il trop tard pour empêcher ce tournoi ? Le Seigneur d’Aiglefeuille pouvait-il se dédire ?… Pouvait-il se faire poter malade ?…
De l’avis général, la réponse fut négative, bien évidemment !… Aurait-il au moins la force de porter la lourde lance ?…
– Prions mes frères !… dit enfin Père Robert.
A la fin d’une dizaine de « pater » adressés avec ferveur, une main se leva dans l’assemblée.
– Oui, Frère Augustin !… Qu’y a t-il ?…
Frère Augustin était le savant de l’abbaye, il passait ses journées à traduire de vieux manuscrits qu’il recopiait méthodiquement et avec un grand sens artistique.

Médaille de Saint-Benoit XVIIè siècle

– Je me souviens d’une lecture que j’ai faite, il y a plusieurs mois, sur une des reliques que nous gardons précieusement. Il était dit que l’incisive de Saint-Benoit qui est entreposée dans le cinquième caveau confère une énergie extraordinaire à ceux qui la portent, à condition que leur âme soit pure et chrétienne. Or, comme c’est le cas de notre bon seigneur d’Aiglefeuille !… Des visages sceptiques ou même hilares accueillirent cette suggestion.
– Oui, oui !… certainement Frère Augustin !… Il doit s’agir d’une légende que vous avez traduite, mais nous avons à traiter d’une affaire grave et bien réelle !…
– Ce n’était pas une légende, Père Robert !… mais un évènement historique daté et les faits sont vraiment troublants, je vous lirai le passage, si vous me le permettez !…
– C’est cela !… Vous me le lirez un de ces jours !… Frère Augustin !… En attendant, mes Frères, je vous invite à redoubler vos prières pour Messire d’Aglefeuille. Concentrez-vous sur sa victoire. Soyez durs vous-mêmes !… Privez-vous !… Jeûnez !… Que notre Seigneur Tout-Puissant nous entende !…
Qu’il ait pitié de nous !…
Tous les moines s’éloignèrent. Frère Augustin resta un instant au bout du cloître, hésitant. Devait-il insister ?… Il voyait bien qu’on ne l’avait pas pris au sérieux. Il se mit donc, lui aussi, à prier avec conviction.

Saint-Sulpice – Façade ouest rénovée

La nuit, dans sa cellule, plongé dans un demi-sommeil, il eut soudain la révélation de ce qu’il devait faire. D’un bond, il se leva de sa couche, puis saisissant, une torche, il descendit jusqu’à la crypte. Les murs ruisselaient d’humidité. Il promena sa torche lentement le long des plaques qui annonçaient l’emplacement des caveaux. Arrivé à la hauteur du cinquième, il fit basculer la pierre. Une boîte de métal sculpté brillait sous la lumière de la flamme. Des inscriptions grecques y étaient nettement visibles et Frère Augustin identifia la relique comme étant celle de Saint-Benoît.
Le cœur battant, il posa sa torche, puis des deux mains, il souleva le couvercle de la boîte. Devant ses yeux émerveillés, apparut la dent délicatement posée sur un coussin de velours. Frère Augustin se signa trois fois, puis tendit la main en tremblant, il saisit la dent qui était légèrement percée et attachée à un fin ruban de soie. D’un geste décidé, il l’attacha autour de son cou. A cet instant, une sensation de force nouvelle l’envahit. Il referma la boîte prestement, puis le caveau et quitta les lieux en grande hâte. Ses jambes le portaient comme par magie. Il retourna dans sa cellule et éteignit la torche.
Il se sentait tellement vigoureux que ses mains déchirèrent le drap en le tirant sur lui. Il devait mesurer tous ses gestes, car sa force avait décuplé. Le lendemain, après avoir caché la relique en lieu sûr, il se rendit chez le Père Supérieur et demanda à le voir. Ce dernier, se doutant de l’objet de sa visite et désirent éviter la lecture d’une légende qu’il considérait comme fantaisiste, refusa l’entretien. Frère Augustin revint à la charge et lui demanda l’autorisation de se rendre au château.

– Que voulez-vous faire au château ?… demanda Père Robert à travers la porte.
– J’aimerais apporter force et réconfort à Messire Aiglefeuille !…
– Lui apporter du réconfort ?… en lui racontant la légende ?… Hum !… peut-être cela le distraira-t-il et lui changera les idées !… pourquoi pas ?… permission accordée !…
Frère Augustin s’empressa de récupérer la relique et il accéda au château en quelques enjambées. Le Seigneur d’Aiglefeuille était justement en train de s’entrainer au combat. On avait réussi à le hisser sur son cheval. Il avait le plus grand mal à garder son équilibre, car le poids du casque emportait sa tête vers l’avant, la lance le faisait basculer de tous côtés. Il s’efforçait surtout d’arriver en piste sans se désarçonner lui-même !…
– Quelle pitié !… pensait Frère Augustin.
Quelques instants plus tard, Humbert d’Aiglefeuille marchait lentement et pesamment vers lui, lourdement harnaché dans sa cotte de mailles. Il suait à grosses gouttes.
– Voilà qui va le faire maigrir plus encore !… se dit le moine.
Puis, il s’avança vers lui et lui expliqua qu’il était venu lui apporter l’appui de Saint-Benoit.
– C’est très aimable à vous !… Je sais que de nombreuses prières montent pour moi vers le ciel et je vous en suis reconnaissant.
– Il ne s’agit pas de cela, Messire Humbert, mais de cette relique. Si vous me le permettez, j’aimerais vous la passer autour du cou…
– Une relique ?… Pourquoi pas ?…
Humbert se laissa faire. Puis relevant la tête, il se sentit tout à coup plus léger. Ses mouvements étaient plus faciles, sa cotte ne lui pesait pas plus qu’un voile…
– Messire Humbert, pourriez-vous essayer de remonter en selle ?… J’aimerais vous voir une fois !…
– Oui, bien volontiers !…
A la grande surprise de tous les spectateurs, Humbert monta rapidement sans l’aide de quiconque. Il demanda qu’on lui donne sa lance qu’il tint à bout de bras, puis il fit mine de bouter son adversaire. Des applaudissements fusèrent. Messire Arnault, qui passait par là, n’en crut pas ses yeux…
– Que de progrès, vous avez faits !… Messire d’Aiglefeuille !… C’est fantastique !…
Humbert, lui-même, ne comprenait pas… Frère Augustin lui demanda une entrevue en privé et lui expliqua le pouvoir magique de la relique. Il l’invita à ne l’utiliser que le jour du tournoi et à continuer jusqu’à cette date un entraînement classique. Le seigneur d’Aiglefeuille fut d’abord réticent. Sa loyauté, son souci de perfection lui interdisaient d’user d’artifice pour vaincre Frère Augustin le pria, néanmoins, d’accepter. Il lui démontra que l’enjeu de ce tournoi était important pour la communauté des moines et que le pouvoir de la dent n’ayant d’effet que sur les âmes pures et pieuses, ceci prouvait, en quelque sorte, la volonté de Dieu. Humbert convaincu, accepta.

Le jour du grand tournoi était arrivé.
Messire d’Aiglefeuille, son épouse Isolde, Arnault, quelques serviteurs et une dizaine de moines, dont Frère Augustin étaient venus assister. A part Humbert et Frère Augustin, personne ne croyait un seul instant à l’éventuelle victoire du seigneur d’Aiglefeuille.
Gilon de Seuly avait bien fait les choses… De nombreux amis et parents, châtelains des environs et leurs dames, hommes d’armes et habitants du bourg, tous étaient réunis sur des gradins le long des murs du donjon. Une place avait été ménagée pour le tournoi. Le temps était superbe. Des tables avaient été dressées sur la prairie en contrebas pour célébrer la victoire du maître de céans. Les trompettes firent taire la foule. Un serviteur présenta les combattants un peu à la manière du héraut qui, deux siècles plus tard, lira la description des blasons avant chaque tournoi… Les deux seigneurs étaient maintenant face à face. Dame Isolde détourna la tête de la scène. Arnault inquiet, sortait machinalement son épée du fourreau. Les moines égrenaient leur chapelet. Du côté des hôtes, l’excitation était à son comble, les rangs s’agitaient et les spectateurs trépignaient.
Un ultime son de trompette donna le signal du tournoi.
Dans un nuage de poussière, les deux combattants s’élancèrent l’un vers l’autre. Les lances s’entrechoquèrent bruyamment, aucun des deux combattants ne fut touché, mais Gilon qui s’étaient avancé, sûr de lui, les forces décuplées par un sentiment de puissance, fut un moment interloqué de voir avec quelle vigueur et quelle prestance, ce petit chevalier, dont le casque à nasal disparaissait derrière la crinière de son cheval, avait projeté sa lance contre la sienne…
– Je dois me méfier !… pensa-t-il
– Ce gringalet est plus coriace qu’il en a l’air !…
A la deuxième attaque, Humbert d’Aiglefeuille fut encore plus brillant et devant la foule consternée, il asséna à son adversaire un coup qui faillit le désarçonner. Gilon de Seuly perdit de sa superbe… Pour la première fois de sa vie, il se sentait humilié par un jeune blanc-bec, une demi-portion !…
La troisième attaque fut terrible… Dans l’assaut, la lance de Gilon cassa et il se retrouvait en position très inférieure pour la prochaine étape…
Aveuglé par la rage, une idée déloyale lui traversa l’esprit. Apercevant son chien qui trônait sur les genoux de son épouse. Il le siffla. La bête s’élança sur la piste. Des cris de stupéfaction s’élevèrent dans la foule. Le chien passa tout près du cheval d’Humbert qui se cabra projetant son léger bagage dans les airs. Humbert se rattrapa, in extremis, à une sangle et resta en selle, mais la tête penchée vers le sol, le collier à la relique pendait. Et avant qu’il n’ait pu se relever, le chien de Gilon saisit le ruban et l’arracha du cou du seigneur d’Aiglefeuille qui aussitôt se sentit terriblement faible. Le chien lui, bondissait joyeusement avec le collier dans sa gueule. Frère Augustin qui avait suivi la scène était décomposé…
Et en effet, la quatrième partie du combat marqua nettement l’avantage de Gilon qui réussit même avec son bout de lance à blesser Humbert au niveau de l’épaule. De nouveau, déséquilibré, mais encore sur son cheval, Humbert essayait désespérément de se redresser… A cet instant, le chien s’élança ver lui, en quête d’un autre trophée. Arrivé à sa hauteur, il lâcha le ruban à la relique et Humbert, dans un effort prodigieux, tendit la main et s’en saisi… Aussitôt, il se redressa. Faisant glisser la relique à l’intérieur de sa cotte de mailles, il brandit sa lance d’une main ferme et redoublant d’ardeur se mit à charger Gilon.
Ce dernier qui se croyait déjà vainqueur, fut surpris et ne trouva que la fuite comme unique solution. Au lieu de faire vaillamment face, il se recula et essaya d’atteindre Humbert de biais. C’est alors que son chien qui courait toujours en tous sens, passa entre les pattes de son cheval, ce qui eut pour effet de lui faire perdre quelques secondes précieuses.

Saint-Sulpice – Façade ouest rénovée

Humbert en profita pour changer de position et prenant de l’élan, il porta à Gilon un coup violent qui le projeta à terre. Vainqueur, Humbert, le toisant du haut de son cheval, lui dit alors :
– Dieu a tranché !… Tu as perdu !…
La foule consternée se leva pour écouter son seigneur qui, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, annonça qu’il faisait don de l’église de La Chapelle à l’abbaye de Saint-Sulpice. Il ajouta, sur un ton magnanime :
– J’invite toute l’assemblée à célébrer ce don généreux en festoyant jusqu’aux aurores !…
Cette nouvelle fut accueillie par des hourras.
– Vive notre bon seigneur de Seuly !…
Quant à Humbert, il rendit la dent sacrée à Frère Augustin qui alla vite la ranger, dès son retour, dans sa boîte, sans en souffler mot. Quelques mois plus tard, Père Robert lui demanda enfin de lui lire la légende, mais Frère Augustin, usant d’un pieux mensonge, prétendit ne plus la retrouver. Isolde d’Aiglefeuille qui ne tarissait pas d’éloges sur les prouesses de son mari, lors de ce fameux tournoi, fut très jalousée par toutes les châtelaines des alentours.

Dans la mémoire populaire, on ne retint plus que le dont fait par Gilon sans se préoccuper des circonstances réelles de cet acte. Gillon de Seuly fut considéré comme le fondateur de la ville. Elle devint Capella domini Gilonis. La Chapelle Dam Gilon puis par corruption d’Angillon.
Néanmoins, certains historiens ont émis l’hypothèse selon laquelle la ville tirerait son nom d’une appellation fort ancienne : « Capella dentis Gilonis » qui donna : « La Chapelle dent Gilon » et enfin : La Chapelle d’Angillon.
Je laisse le lecteur seul juge en la matière…


1/ Bataille d’Hastings = 14 octobre 1066 donc notre scène se déroule en 1064.
2/ La première croisade s’est déroulée de 1095 à 1099 à la suite du refus intervenu en 1078 des Turcs seldjoukides de continuer à laisser le libre passage vers Jérusalem, accordé par le pacte d’Umar, aux pèlerins venus d’occident.

3/ Saint Jacques de Saxeau par Marie-Madeleine Martin. Page 7.

Si l’on se fie aux seules chartes médiévales, d’Angillon est la corruption des mots latins « seigneur Gilon », car La Chapelle-d’Angillon, dans les chartes des XIIe, XIIIe siècles, c’est Capella domini gilonis,  » la Chapelle du seigneur Gilon « . Gilon de Sully, au XIe siècle, après avoir restitué aux moines de St Sulpice de Bourges, la chapelle de l’ermite St Jacques, que ses aïeux avaient captée vers l’an 1000, érigea ensuite, en ces lieux, le donjon qui est la partie la plus ancienne du château d’aujourd’hui (1064-1086). Mais un lieu d’habitat de toute évidence, existait bien avant l’ermite saint Jacques (qui, à son arrivée au IXe siècle, trouva des ruines de monuments et demeures, éparses dans cette sorte de désert) ; et bien avant Gilon de Sully.

4/ Pas étonnant qu’Humbert ignore ce terme !… Gilon de Seuly était un précurseur, en effet le tournoi ne fit sa véritable apparition que deux siècles plus tard.

Rédigé par

Maurice Cauchie

Né en à Saint-Mandé en 1951, je vis depuis quelques années dans ma maison de la Chapelle d'Angillon, aux abords de la Sologne, non loin de la Petite Sauldre.
Après avoir signé un premier roman d'aventure fantastique en 2017, Un lutin dans la ville, je publie en 2018, Terrorismes de l'avenir, un roman d'anticipation sur les dérives du Pouvoir et de la science, le contrôle des populations et la peur de vivre.
Début 2019, j'inaugure mon troisième roman avec l'Etrange affaire Willemsson, le tome 1 d'une trilogie de polars sur les enquêtes du commissaire Nils.
Entretemps, avec Chroniques d'un amour en désuétude, je décide d'évoquer la difficulté d'aimer et d'être aimé, un projet de vie difficile à mener à deux jusqu'à son terme à l'ère moderne.
En septembre 2020, je publie le tome 2 des enquêtes du commissaire Nils, La douloureuse du tueur qui retrace l'histoire d'une vengeance entre deux clans depuis le 16è siècle à Aubigny-sur-Nère au pays des écossais dans le triangle des sorcières.
Bientôt vont sortir, en 2023, d'abord un roman basé sur l'histoire d'un chien-loup qui se passe à la Chapelle puis le tome 3 des enquêtes du commissaire Nils, Le Templier vert, qui se déroule dans le Cher.