Bestiaire enchanté Maurice Genevoix (1890-1980)

1969 Deuxième volet de la série « bestiaires » écrite par Maurice Genvoix. – Série également composée de : « Tendres bestiaires » (1969) et « Bestiaire sans oubli » (1971)

L’écureuil. – Quitte à paraître radoter je raconterai une fois encore mon histoire de l’écureuil. Si je ne sais quel respect humain me conduisait à l’écarter, il crierait à la forfaiture et réclamerait ici sa place. Car c’est peut-être à lui, à notre rencontre d’un soir que je dois certaines clartés, et ainsi grâce à lui, à son intervention légère que j’écris aujourd’hui ce Bestiaire.
Si l’on descend la Loire en partant de notre maison, à l’opposé du pont qui unit par-dessus ses eaux les clochers de Jargeau et de Saint-Denis, on entre tout de suite dans les bois : des acacias, quelques chênes, et des pins. Ces pins, leurs pignes attirent les écureuils.
A gré de nos promenades, nous entendons souvent, au-dessus de nos têtes, le bref grognement d’alerte d’un de ces elfes mi-partie roux et blancs. Il n’est alors que de lever les yeux pour le voir planer entre deux hautes branches, les pattes écartelées, la queue gonflée de toutes ses « plumes », je veux l’écrire, tant son bond a de grâce ailée.

Combien de fois aussi, le front aux vitres d’une fenêtre, ai-je suivi des yeux le manège de nos écureuils familiers ! Ce n’est pas la maison qui les appelles, mais les deux noyers de l’enclos. Depuis qu’ils fructifient, jamais nous n’avons pu y cueillir une seule noix mûre : ils nous devancent infailliblement. Et c’est chargés d’un grosse bogue verte qui distend à plein leurs bajoues que je les vois paraître à l’angle de la terrasse, trottiner sur le mur bas qui en retient le sol damé, plonger dans le saut-de-loup, reparaître aussitôt entre deux lattes du portillon, s’y enfiler comme une belette, et disparaître enfin dans les hautes herbes du talus.
C’est là qu’ils ont leur nid, leur grenier, au creux d’un des hauts peupliers dont le pied baigne dans l’eau du fleuve, et dont la cime frémissante se balance à hauteur de nos toits sous la poussée des grands vents d’ouest.
Je pourrais dire à une seconde près le moment où ils vont revenir. Ils suivent toujours le même itinéraire, ponctuellement, aller et retour. A deux, qu’ils sont, ils assurent une navette constante entre le verger et leur nid. Elle ne cessera que la cueillette achevée. Si l’un de nous se montre sur le seuil, à peine tourneront-ils la tête ou, d’un léger tressaut, marqueront-ils que cette présence e leur a pas échappé. Ils poursuivront leur course imperturbable. Ils savent depuis longtemps que le domaine leur appartient. Ils nous tolèrent magnanimement.

Tous les hôtes du jardin le savent, les merles de la haie, les fauvettes du talus, les mésanges picoreuses qui pirouettent dans le vieux sureau, les rossignols des buissons de lilas, la couleuvre du petit bois, les hérissons et le crapaud du potager. A la longue, j’en serais arrivé à croire que j’y étais pour quelque chose. Quelques faciles prouesses, à mes yeux même et d’abord surprenantes, en auraient, en avaient renforcé l’illusion. L’on s’en souvient peut-être : j’ouvrais hier les pages de ce bestiaire aux merles, à leur chant matinal, aux agapes des hérissons sur les dalles du vestibule ou le gravier de la terrasse. Y entreront demain la couleuvre et le crapaud. Il n’est que d’ouvrir la porte. Mais ce sont elles, les bêtes, qui entrent.
Parler ici de prouesses est absurde. C’est de bien autre chose qu’il s’agit. J’ai été vain. Les premières fois, de prendre des faisans à la main. Je me serais crédité pour un peu d’un « pouvoir », pour parler comme les vieux sorciers que j’ai connus dans ma jeunesse. Il n’y faut qu’une technique facile. Souvent, venus des bois voisins où il arrive que tiraillent les fusils, des faisans s’abattent sur nos arbres. Ils y tiennent le perché la nuit. Certains deviennent des habitués. Au temps où, célibataire encore, je vivais seul avec ma vieille servante, une zone de calme et de silence environnait nos toits de tuiles. C’est alors que les bêtes sont venues. Pour parler cette fois comme d’autres sorciers d’aujourd’hui, je veux dire les sociologues, le menu peuplement sauvage était plus dense chez nous qu’ailleurs.
Mais les faisans et leur capture ? Toute l’astuce, et toute l’habileté, consistaient à les pousser doucement devant soi, sans les jeter en pleine panique, sans provoquer leur bruyant essor. Tant qu’ils piétaient dans les allées du bois, c’était aisé. La difficulté commençait à l’instant où ils en sortaient, l’espace libre du potager facilitant alors l’envol. Dès qu’ils avaient atteint la haie, c’était gagné.
C’est une haie de thuyas robustes, dont le croît a depuis longtemps enseveli sous son épaisse verdure, de par et d’autre, la clôture de grillage et les poteaux qui la soutiennent. Le faisan se coulait au pied, assuré en la traversant d’échapper à la lente poursuite. Mais il butait contre le grillage, s’affolait aussitôt, les ailes battantes, le longeait désespérément, avec de rapides coups de tête qui se heurtaient chaque fois aux mailles. Il n’était que de la suivre, courant ainsi, poussant ainsi toujours du même côté. Jamais il ne tentait de revenir sur son poursuivant et de s’envoler à son nez. L’instant arrivait fatalement où il atteignait un angle et, ainsi coincé sur deux flancs, s’affolait davantage, tourbillonnant des ailes et gloussant de détresse. C’était aussi l’instant de la saisir, soudain muet, ses paupières membraneuses battant de bas en haut, son bec ouvert cherchant son souffle. Les paumes qui le serraient sentaient alors, du fond de son corps à ses plumes, monter, frapper les coups précipités de son cœur.

Comme mes amitiés hérissonnes, j’avais conté à ma femme, à mes filles, ces captures de faisans à la main. Alors encore elles m’avaient cru, mais comme on croit à une légende, venue du fond du temps et que le temps ne ressuscitera plus. Or, cette année, le cri rouillé d’un faisan dans le bois m’attira hors de la maison. Je le repérai vite, piétant vers le potager. Et le vieil instinct du chasseur, aussitôt reconnu, me serra un peu à la gorge.
Tout se déroula comme naguère : l’approche patiente, à pas coulés, la course de l’oiseau vers la haie, ses coups de tête le long du grillage, et ses claquements d’ailes éperdus lorsqu’il en atteignit l’angle. Un regain de souplesse, dans la chaleur de l’action, rendit à mon agenouillement, à la détente de mes mains la vivacité et la précision opportunes. Je reconnus contre mes paumes le violente chamade de son cœur, le renversai doucement, empoignai ses pattes jointes et le rapportai à la maison.

Quand j’arrivai, au bout de deux ou trois minutes, l’oiseau s’était presque calmé. Le bréchet haut, le col tordu en volute, il ne me quittait pas de l’œil, mais il ne se débattait plus. J’appelai ma femme, le lui montrai à bout de bras. Son étonnement me fit plaisir.
– Mais… c’est un faisan, dit-elle. Et il est vivant ! D’où vient-il ?
– D’où veux-tu ? De notre jardin.
– Est-ce possible ? Et… tu l’aurais pris ?
– A la main, oui ; comme je t’avais dit.
Elle s’approcha, lissa du bout des doigts deux grandes plumes un peu froissées.
– Et maintenant, qu’en vas-tu faire ?
– Ceci, dis-je.
Et j’ouvris la main. Le faisan s’envola en fusée vers les peupliers du talus, en atteignit les cimes, les contourna, l’aile bruyante et la queue onduleuse, et piqua vers le bois d’aval. Ma femme le suivit des yeux aussi longtemps qu’il fut visible. Quand elle se retourna vers moi, elle souriait. Je pus lire dans ses yeux ce qu’elle avait lu dans les miens. Une autre histoire avait passé, une autre de mes vieilles histoires à laquelle elle avait cru d’avance et qu’elle venait de reconnaître : celle d’une rencontre avec un écureuil des bois.

*
**

Et ici, à l’instant de tenir ma parole, de me redire une fois de plus comment une porte peut s’ouvrir, celle même qui « donne » sur ce bestiaire et peut-être en livre l’accès, je prie que l’on me suive dans une simplicité de cœur qui s’en remette au seul événement, tel qu’il faut et que je l’ai vécu. Une fois de plus je ne ferai que remettre mes pas dans mes pas, sans tenter de rien expliquer, sans souci autre que d’être véridique et fidèle, émerveillé, je m’en souviens, mais je laisse à chacun sa foi.
– Allons nous promener, Sylvie. Maman veut bien.
– Bonne promenade. Faites attention.
C’est la recommandation habituelle. Du seuil, au bord du chemin de halage, elle nous fait un signe de la main. Nous le savons, Sylvie et moi : lorsque nous partons ainsi, c’est sa façon de rester avec nous.
– Où allons-nous, papa ?
– Jusqu’au Mont.
C’est loin, beaucoup plus d’un kilomètre. Mais elle trotte bien pour ses cinq ans. Age admirable, avide, comblé sans trêve à la mesure de son insatiabilité. Tout accède, tout imprègne, imprime sa marque ou son image. Jamais le monde ne sera plus riche, plus ressemblant à ce qu’il est. Que n’ai-je cinq ans sous mes cheveux gris ? Mais ma petite fille est là, et je les ai.

Avril bleuit dans un ciel plus profond. Quelques nuages blancs, gorgés de lumière, flottent très haut dans l’immensité bleue. Sous la grande sapinière qui touche presque à la ferme du Mont, les fougères neuves déroulent leurs crosses. Beaucoup déjà, de leurs palmes étales, recouvrent les fougères de l’hiver, toutes fanées, bruissantes sous les pas.
– Ta main, Sylvie. Fais bien attention !
Les mêmes mots pour une même tendresse. Car devant nous, à deux mètres peut-être, un froissement inquiétant a passé dans l’épaisseur des fougères mortes. C’est le temps où les vipères, au lieu de fuir, pointent leur tête plate, prêtes à frapper. Je regarde de tous mes yeux. Et aussitôt je l’aperçois, car il a bougé de nouveau.
Ce n’est qu’un petit écureuil, un enfant écureuil que notre approche vient de surprendre. Bien campé sur son arrière-train, sa queue en S soulevant sa plus haute volute juste au-dessus de sa tête, entre ses oreilles à aigrettes, il me regarde d’un œil attentif, intrigué, brillant de vie. Je fais doucement un pas vers lui. D’un vif petit saut en arrière il maintient la distance entre nous. Encore un pas. Et le même petit saut. La main de Sylvie presse la mienne. Elle souffle :
– Ne bouge plus, papa. Cette fois, il va se sauver. Il est trop tard. Il s’est sauvé. En deux bonds festonnés, basculant d’arrière en avant, il a gagné l’un des pins de l’orée. Une flamme rousse a couru su l’écorce écailleuse, disparu au revers de l’arbre. J’ai pensé aussitôt que cette disparition mettaient un terme à notre rencontre, et que celle-ci laisserait dans ma mémoire le souvenir d’un incident gracieux, mais banal et vite oublié. La petite main s’est encore animée. Sylvie a murmuré :
– Regarde…
C’est à partir de ce moment que l’enchantement a commencé. Il faudrait, pour ne point le trahir, trouver des mots plus simples que les mots ordinaires, plus limpides et plus rigoureux. Un écureuil surpris qui saute au tronc d’un arbre grimpe très vite jusqu’aux branches élevées. Alors seulement, il risque un regard. Accroché au revers du tronc, toujours, il avance son museau pointu et, s’il repère l’intrus au pied de son haut perchoir, il grimpe plus haut encore, saute de l’arbre à l’arbre voisin et disparaît dans le lacis des cimes.
Or, celui-là pointait bien son nez, mais il restait à hauteur d’homme. Tout est parti de là, je crois, de ce premier consentement, ce premier refus de fuite. J’en eus conscience presque tout de suite, en proie d’emblée à une stupeur obstinément incrédule en même temps qu’à une foi fervente, aveugle, quoi qu’il pût advenir, assurée. J’en puis noter l’instant exact : non celui où ma paume, pour la première fois, l’effleura ; ni celui où je pus appuyer ma main sur son pelage bourru, presque froid ; mas celui où, l’ayant enfin saisi, je pus sentir le long frisson qui frémissait dans tous ses nerfs espacer progressivement ses ondes, se retirer enfin de tout son petit corps confiant, souple et léger, bientôt tiède dans la coupe de mes mains.
Nous sommes restés assis au pied du pin, Sylvie et moi. Je dirais « une bonne heure », s’il m’eût été possible de mesurer le temps. Il a joué, folâtré autour de nous, dans l’herbe. Des courants un peu aigres passaient parfois dans le soleil d’avril. Alors il se rapprochait, cherchant la chaleur de nos jambes. Il a trouvé, contre celles de Sylvie, la doublure soyeuse de son petit manteau, l’a modelée de la patte, de l’épaule et du flanc, s’y est lové en un cercle parfait, incontinent s’est endormi. Le soir venait, Il a fallu rentrer. Nous étions tristes, même ma petite fille : car elle croyait comme moi à une séparation sans retour.
– Adieu, adieu, gentil écureuil !
Nous sommes partis. Et, dès nos premiers pas, des froissements d’herbes, derrière nous, nos ont fait tourner la tête. Il nous suivait.
Il a continué de nous suivre, toujours sautant par petits bonds courbes, d’arrière en avant ; s’arrêtant si nous nous arrêtions ; repartant quand nous repartions ; non obstiné, simplement résolu. Nous sommes passés près d’un bûcheron qui abattait dans une vente. Il a pu voir l’écureuil derrière nous. La même stupeur émerveillée a passé sur son rude visage. Appuyé des deux mains sur le manche de sa cognée, il regardait, regardait, et consentait à croire.

« Beaucoup plus d’un kilomètre », je l’ai dit. Ses petites mains que nous avions vues, tout à l’heure, rosir à contre-soleil, saignaient de menues écorchures. Il continuait, sur l’humus noir, sur les mousses, à travers les herbes folles, sur la bonne terre des bois et des chemins. Nous ne le vîmes désemparé que sur le gravier de la cour, sol ingrat, stérile, désolé. Je dus le prendre dans mes mains pour l’emporter dans la maison. Il fit honneur à la soucoupe de lait, aux cuisses de noix vélocement grignotées. Tout était simple, à mesure accepté. N’est-ce pas, Sylvie ? Il trempait ses pattes dans le lait, s’aspergeait d’éclaboussures blanches, postillonnait un feu d’artifice d’épluchures. Quelle partie !
Hélas ! Le débat qui suivit fut cruel. Chacun doit retrouver les siens. Comment ne l’aurions-nous rendu à la pineraie qui nous l’avait donné ? Ce fut moi qui l’y ramenai, seul. Je l’avais posé sur mon épaule et l’accotais de ma main levée, à peine. Lorsque mon pas bronchait sur une racine, il se cramponnait à mon nez, à mes sourcils. Je sens encore dès que j’y pense, un peu griffants, ses ongles de petit grimpeur. A un moment, il pirouetta, trouva la poche intérieure de ma veste, s’y coula, repoussa mes gênantes lunettes, se lova comme sur le manteau de Sylvie, s’endormit.
Je dus le réveiller lorsque j’atteignis les pins, le vieux pin même sur le tronc duquel ma main l’avait, pour la première fois, touché. La nuit tombait. Je me collai contre la rude écorce, le posai tout près de ma tête, me contraignis à rester immobile. Je le sentis passer sur mon corps, sur l’arbre, et de nouveau sur moi, nous confondant, nous unissant ensemble à la nuit. Les premières étoiles s’allumaient. Le murmure de la Loire glissait au pied du talus, se mêlait à la vague rumeur qui passait à la cime des arbres. Je ne pouvais me détacher, m’en aller. Quand je repris enfin le chemin de la maison, je pressentais qu’à partir de ce jour beaucoup des choses de ce monde ne seraient plus tout à fait comme avant.

Rédigé par

Anne Bizouerne

Relieure