Bestiaire enchanté Maurice Genevoix (1890-1980)

1969 Deuxième volet de la série « bestiaires » écrite par Maurice Genvoix. – Série également composée de : « Tendres bestiaires » (1969) et « Bestiaire sans oubli » (1971)

Le loup. – Qui une fois a entendu hurler le loup n’oubliera plus ce cri interminable, lugubrement mélodieux, qui accompagne la montée des ténèbres, du froid nocturne, des dangers et des maléfices qui rôdent dans la profondeur des forêts. L’angoisse qui vient alors nous poindre, citadins que nous sommes, fils d’un pays et d’une époque d’où le loup a disparu, tient moins aux peurs ancestrales dont se souviendrait notre sang qu’à l’accent même de cette voix animale où passe, farouchement modulée, la plainte de tous les désespoirs. C’est du moins mon sentiment, d’accord avec mes souvenirs.

Allongé sous la tente, dans une île du Grand lac Kaouspcouta, entouré d’un silence où le moindre frôlement de feuilles éveillait aussitôt, souveraine, la sensation des immensités forestières, seul et perdu avec quelques rares compagnons, j’ai écouté jusque dans mon sommeil les voix sauvages de la nuit. Il y eut celle du grand rapace nocturne qui traversa, au-dessus de nous, tout le ciel. Un peu plus tard, beaucoup plus lointain, différemment mais non moins saisissant, un autre chant glissa comme aux confins du monde. Je l’avais entendu avant qu’il ne m’éveillât. Lorsque j’ouvris les yeux sur l’ombre et repris conscience des choses, mon cœur battait.

Je revoyais, par l’ouverture triangulaire de la tente, un pan de ciel où scintillait une étoile, respirais l’odeur des branches de sapinette sur lesquelles nous étions couchés, reconnaissais de proche en proche le souffle de mes compagnons endormis. Mais mon cœur continuait de battre. Appuyé sur un coude, j’écoutais. C’était décidément très loin, perceptible aux limites de l’ouïe. Mais la nuit était si calme qu’elle en était toute traversée. Alors que le cri du nocturne, harfang des neiges ou grand hibou cornu, filait comme une météorite sur une trajectoire aérienne, cela courait au ras du sol à travers l’épaisseur des arbres, apportant jusqu’à nous, soulevée sur les eaux du lac, cette plainte à demi réelle, faiblissante, qui venait expirer à nos pieds.
A mon côté un autre dormeur, soudain réveillé lui aussi, se souleva comme moi à demi, écouta intensément.
– Vous entendez ? souffla-t-il.
C’était Alfida Crête, le chasseur d’originaux, accoutumé depuis des années à ces portages de lac en lac, à ces plongées au cœur de la forêt. Il écouta encore et, de la même voix chuchotante :
– Tout à l’heure, Bedard avait raison : c’était le hululement d’un grand nocturne en chasse. A présent, j’en suis sûr : ce sont les loups.
Une autre ombre bougea, froissant la couche de sapinette, une autre et une autre encore. Tous les cinq éveillés, et presque ensemble, tous pareillement tendus et maintenant silencieux, nous écoutâmes hurler au loin les loups.
Si lointaine que fût leur voix, nous ne pouvions nous déprendre d’elle. Il y avait de longs moments où elle nous échappait tout à fait, et nous continuions de l’entendre ; d’autres où, ne l’entendant plus, nous nous apercevions soudain qu’elle avait repris tout là-bas, et l’immense nuit, de nouveau, n’était plus que ce hurlement doux, fluide, plus rêvé que perçu, cette longue lamentation sauvage et désolée. Un à un, mes compagnons se laissèrent retomber sur l’épaisseur souple des ramilles. Quelques instant passèrent. Il ‘y eut plus que la tente close, la respiration lente, régulière des dormeurs, et ce triangle de nuit bleue où scintillait la même étoile.

Une autre fois et de tout près, j’ai entendu hurler un loup. C’était à Stockholm, à Skansen. Shansen est à la fois un parce d’attractions populaires et un jardin zoologique. Je m’y étais attardé un soir, et déjà la nuit tombait. Le hurlement du loup me surprit tout à coup, d’abord rapide, entrecoupé, une suite de sanglots mouillés dont la tristesse pénétrait la chair même. La voix s’enfla, prit une ampleur à peine soutenable. Je vis la bête, captive dans son étroit enclos, assise et le mufle levé.

La plainte du chien qui hurle à la lune nous reste, en quelque sorte, accessible. La tristesse que nous y sentons peut s’intégrer à notre univers. Celle-ci non. Elle nous parvient du fond d’un monde inhumain, d’un monde avec lequel, pendant des millénaires, notre espèce eut à se confronter, plein de menaces, d’embûches d’embuscades de toute part tendues par la faim, la griffe et le croc. Le loup n’est pas un chien et ne le sera jamais. Pas plus que le renard. Et c’est pourquoi le loup disparaîtra et aussi, je le crois à regret, le renard.

A Charlesbourg, près de Québec, j’ai observé longtemps les loups. Leurs yeux jaunes, s’ils nous voient ne nous regardent jamais. L’enclos qui les emprisonne est vaste. Ils allaient le long du grillage, d’un pas coulé qui s’allongeait parfois en un trot superbe et dansant, dont on sentait que l’animal eût pu le tenir des heures. Je m’étais approché, pris par ce que je voyais. Je sentis quelque chose glisser le long de mon épaule, un objet lourd tomba dans l’herbe. C’était mon appareil photographique. Un loup, d’un coup de dent sournois que je n’avais point perçu, venait d’en trancher la courroie. Comment avait-il pu, à travers ces mailles étroites, introduire le bout de son museau ? Je me le demande encore, mai la courroie était tranchée. Un rasoir n’eût pas fait mieux.

Le loup qui hurlait à Skansen était encore plus loin de nous que ceux de la forêt canadienne. Le frisson intérieur qui courait le long de mes nerfs était, dans les deux cas, le même. Les appels des gardiens, les pas pressés des promeneurs n’atteignaient point son indifférence. Cette bête n’était qu’à son cris, au chant farouche dont elle saluait la nuit, l’heure des chasses, des poursuites, des mises à mort et de curées.
Mais ce n’était pas les vieilles peurs des traqueurs à épieux, des voyageurs perdus que ce chant ranimait dans ma chair. C’était celle du très petit enfant, hanté des légendes et des contes où passait l’ombre du loup. Loups-garous meneurs de loups, méchant loup du Petite Chaperon rouge, les grandes oreilles et les grandes dents, c’est pour mieux te manger, mon enfant ! « Si tu fais ça, si tu ne fais pas ça, gare au loup n’y est pas », c’est de cela que battait mon cœur sous la tente du lac Kaouspcouta comme dans le jardin de Skansen. Et pourtant…

Et pourtant naïvement véridiques, plus poignants que ces rondes enfantines et ces contes de ma mère l’Oye, des récits presque psalmodiés m’avaient aussi parlé du loup.
J’entends encore la vieille paysanne, presque aveugle, qui venait les jours de marché embrasser sa fille Angèle, évoquer de sa voix cassée les lisières des bois de Sologne où elle menait paître ses ouailles. Temps des Avents, de froids brouillards, temps de loups. On n’y voyait rien à vingt pas. L’air glacial tuait les odeurs. Fidèle, le bon labrit, tremblait et serrait la queue. Et tout à coup ce grêlement de sabots, ce bêlement de détresse pitoyable. « Au loup ! Au loup ! » Il est trop tard : le loup est rentré dans le bois, emportant la brebis ou l’agneau. Comment oser reparaître à la ferme, affronter la colère du maître, ses coups ? Temps de misère, de pain noir, de lait caillé et de taloches…
Pauvres bergères de douze ans !

Mais quand j’évoque aujourd’hui ces yeux morts, leurs prunelles immobiles fixées sur des visions perdues aux rivages du temps, ce n’est pas vers ces misères vécues, ces drames vrais, ces toisons sanglantes, ce cadavre du chien pillé à mort, les tripes étirées hors du ventre par les dents du loup assassin que je me sens, de tout mon être, ramené. C’est vers le monde imaginaire l’autre monde des petits enfants où résonnent, proches ou lointains, grandes voix du malheur et du mal, ces hurlements farouches et leur douceur insupportable, où glissent, toujours derrière leur dos, « à pas de loup », des silhouettes à longs museaux, à longues oreilles, loups ou démons on ne sait pas, qui les suivront toute leur vie.

Rédigé par

Harry Toudert

Graphiste