Bestiaire enchanté Maurice Genevoix (1890-1980)

1969 Deuxième volet de la série « bestiaires » écrite par Maurice Genvoix. – Série également composée de : « Tendres bestiaires » (1969) et « Bestiaire sans oubli » (1971)

L’Autruche. – Les premières autruches que j’aie vues, c’est dans un livre de Mayne Reid que je les ai rencontrées : Les Vacances des jeunes Boërs (je crois). Précisons-le une fois pour toutes, ou deux fois si je l’ai déjà dit. Mon seul recours au long de toutes ce pages, ç’a été, ce sera toujours ma mémoire. Dès les premières, dès mon Tendre bestiaire, inconsciemment, j’en avais accepté la gageure. A mesure que j’en ai pris conscience, ma décision s’est affermie de la soutenir jusqu’au bout. Je me suis assez frotté aux livres, dans ma vie, pour avoir mesuré l’aide que l’on en peut attendre. Et d’abord dans quel domaine. Celui-ci n’est point du leur. Je laisse aux encyclopédies, avec respect, avec admiration souvent, le soin d’une information à d’autres desseins nécessaire. Elles aussi ont leur poésie, mais qui s’évanouit et se fane au toucher des compilateurs.
J’ai voulu me garder d’en être un. Dans la cellule d’Espagne où je laisse courir ma plume, pas un livre, pas un dictionnaire. Ou si, chemin faisant et d’aventure, quelque souvenir me pique, venu d’une lecture oubliée, que ce soit de bonne foi en ce qui me concerne, sans pointage, sans référence, comme si un long compagnonnage l’avait lié à ma propre mémoire et fait mien, en vérité.

Ainsi ces autruches de Mayne Reid. Son livre, dans son ensemble, m’avait un peu déçu, rebuté. Il était comme un répertoire de tout le gibier sud-africain, mais empaillé et poussiéreux : un musée de province où ne passe jamais personne. De surcroît, cette nomenclature n’assemblait guère que des noms étrangers, des sonorités vides, assez barbares à mes jeunes oreilles. Ces antilopes « magnifiques », une à une tuées, cassées comme les pigeons d’argile d’un ball-trap démesuré, comment les eussé-je vues dans leurs allures vivantes, leurs bonds, leur pas, leur repos, et ce moires inépuisables que fait courir sur leur pelage, à chaque frisson leur peu sensible, la lumière du ciel africain ?

Les autruches seules, en frise mobile sur l’horizon du veldt, le mouvement de leurs jambes au grand trot, les flocons de sable soulevés par leurs durs sabots, et, rythmés sur un ciel que la chaleur décolore, les balancements de leur interminable cou, je les avais réellement vus et leur image m’était restée.

Je l’ai toujours retrouvée depuis : au Caire, dans le Jardin des bêtes ; à M’Ba, au Sénégal, dans le somptueux « carré » d’un royal chef de canton ; hier encore à Thoiry, derrière les frondaisons splendides à travers l’épaisseur desquelles, au bord d’une pelouse d’Ile de France, une Diane chasseresse écoute rugir les lions.
De quelle drogue, hallucinogène, de quel génie tourmenteur de formes, de quel rêve peuplé de phantasmes pourrait naître créature plus étrange que ce grand bipède vivant, réel, à plumes, à bec, et qui pond ? A Thoiry, dans le défilé des voitures, l’une d’elles déambulait à pas comptés, arrondissant en bras de bielles, dans un synchronisme parfait, le mouvement des ses cuisses charnues. Le corps massif suspendu entre elles ne tanguait pas même d’une ligne ; son matelas noir et blanc, agrémenté de frisures en volutes, glissait comme en apesanteur. Les badauds qui saluaient chaque cahot sur les sièges de leur voiture avaient là l’occasion d’en prendre, comme on dit, de la graine : nulle suspension synovio-musculaire de cette autruche déambulant.

Ainsi le cou, resté rigoureusement autonome, pouvait-il promener à son extrémité supérieure, hausser, baisser, faire pivoter dans tous les azimuts la minuscule tête chercheuse, au crâne plat, aux yeux exorbités qui sommait le baroque assemblage. Or, cette tête batracienne était pourvue d’un bec, et qui heurtait aux vitres de portière, remontées à cause des lions. L’autruche mendiait, ou plutôt sa tête seule, son bec seul. Un œil du côté des lions, l’autre on ne savait où, peut-être encore fixé sur un songe d’avant le Déluge, cette fille du désert se désintéressait de ses lointains appels de bec. D’un ailleurs à un autre, elle traversait ce défilé dominical, voué aux râles des klaxons et aux gaz des pots d’échappement.

L’autruche de M’Ba était d’autant plus inquiétante qu’elle était plus accessible, plus livrée. Immense volaille captive dans un enclos, accroupie dans un creux de sable au moment où nous arrivions, je pus la voir, entre deux bambous du secco, déplier sa membrure, hisser sa massive carène comme au haut d’un échafaudage, dérouler son cou glabre et rose jusqu’à pointer sa tête au-dessus de la haute clôture.
– Ne vous approchez pas trop, me dit le chef de canton.
C’était un noir superbe, courtois, un tantinet cérémonieux. Son français, attentif et châtié, m’avait ravi pendant le déjeuner à sa tale, autour des tomates du Baol, translucides comme des cerises anglaises, des petits pois de janvier et des gros haricots rouges du national bassi-niébé.
– Pourquoi ? lui dis-je.
Si je traduis en clair sa réponse, elle était à peu près celle-ci :
– Parce qu’il en reste encore.
Et cela voulait dire qu’en dépit du haut secco, elle pouvait s’étirer davantage et m’atteindre d’un rude coup de bec. Prisonnière, exploitée, frustrée de ses œufs, de ses plumes, elle n’aimait pas beaucoup les hommes.
Nous nous étions, toute la matinée, mêlées à la foule des Mourides en pèlerinage à leur lieu saint, Touba. Musulmane et maraboutique, cette secte a ainsi la chance de posséder ses dieux vivants et même de les avoir, à peu près à son gré, sous la main. « Travaille pour moi, je prierai pour toi. Ne t’inquiète plus de ton salut, Mouride. » A l’époque dont je parle ces riches saints hommes étaient trois : un grand marabout grisonnant, un frère coadjuteur et serein, souverainement beau dans son boubou neigeux, un neveu prétendant, carré, massif, intelligent, et dont l’impatience manifeste ne devait pas être étrangère à l’effacement volontaire du vieil homme et à la crainte qu’avouaient ses yeux.
Tous de race sérère, presque tous jardiniers dans ce creux du Baol que fertilise une rivière souterraine, ce Mourides étaient alors cent dix mille. Il y en avait cent mille à Touba, autour de la grande mosquée dont les murs, jaillis à trois mètres du sable, préfiguraient déjà l’impressionnante et future importance. Quelle foule ! Et quelle pieuse ardeur ! Ces milliers de têtes sombres sur la mouvance éblouissante des boubous noblement drapés, ces battements de tamtams, ces chants, ces danses, ces hautes femmes à stature de déesse, belles et vaguement souriantes dans les remous terribles des épaules, cette ruée autour du sanctuaire, les grilles tordues sous la poussée de son unanime transport, de son fanatisme joyeux, la pluie multicolore des billets jetés en offrande, débordant des troncs défoncés, jonchant le sol derrière les barreaux, refluant au travers et bruissant sous les pieds nus ; et sur tout cela le soleil, son flamboiement croulant du zénith, irradiant du ciel entier.
La fraîcheur, le silence nous avaient recueillis chez le chef du canton voisin. Un saint homme lui aussi, un hadj revenu de la Mecque. Il en avait rapporté une coiffure d’émir arabe, quadrangulaire, à passementeries d’or. Son boubou bleu de nuit, ses lunettes de soleil attestaient d’autre part un pouvoir et une autorité prestigieusement municipaux. Ses femmes emplissaient sa maison, son carré. Son épouse première, elle aussi passementée d’or, des bracelets d’or au long des bras, une sorte de pschent, d’or encore, diadémant les pelotes de ses petites tresses dures, nous souriait, presque hiératique, tendant à notre émerveillement un poupon adorablement nu, d’un noir rose si j’ose ainsi dire, car la vie, la vie ardente, tiédissait comme en transparence le sombre satin de sa peau.
Et il y eut enfin l’autruche. Et, couronnement, symbole au faîte de ce beau jour, plein à craquer d’exotisme fraternel, de chaleur humaine et d’enfance, rond, crémeux, dense, lisse, admirable, l’œuf de l’autruche.

Rédigé par

Jérôme Tschill

Archiviste