La Chapelle-d’Angillon, Pays du Grand Meaulnes
(De notre envoyé spécial)
Tout avait commencé le jour où on était venu frapper à la porte de la perception pour une demande inhabituelle.
– Nous aimerions reconstituer par l’image quelques scènes de la vie d’Alain-Fournier votre compatriote… Vous savez bien, l’auteur du Grand Meaulnes ?
– Alain-Fournier, bien sûr nous le connaissons… C’est même notre héros national contemporain, à La Chapelle-d’Angillon. Mais en quoi la perception peut-elle être intéressée par une telle tentative ?
– Un jeune homme travaille chez vous. Il incarnerait à merveille le Grand Meaulnes…
On avait discuté le pour, le contre…
Quelques heures plus tard, au-dessus de La Chapelle-d’Angillon, dans les murs du magnifique château qui domine le village et ses 780 âmes, habillé « à l’ancienne » afin de ressusciter la silhouette du personnage autour duquel tourne l’action du plus beau roman d’amour de ce siècle, l’employé de la perception participait aux prises de vues…
Le soir même, alors que tout le monde dormait, on avait tiré le feu d’artifice, là-haut, près de la tour, bâtie en 1060, au beau milieu du « domaine sans nom », pour reconstituer l’ambiance de la fête étrange du livre.
En pleine nuit, on était alors venu réveiller les gendarmes.
– Il se passe au château des choses pas ordinaires. Vous devriez aller y faire un tour… Depuis des années, on a laissé à l’abandon les murs, les douves et le reste. Et puis, brutalement tout s’est animé…
Y eut-il cette nuit-là, dans les alentours de la noble demeure où jadis, s’installa Sully, en marge du jeu du Grand Meaulnes, un petit poète perdu dans les hautes herbes, comme le héros d’Alain-Fournier, rêvant d’une belle inconnue et que les gendarmes, en mission spéciale, arrachèrent à ses songes d’adolescent ?
On ne l’a jamais su.
Deux camps dans la ville
Mais ce qu’on sait, par contre, c’est que le lendemain, La Chapelle-d’Angillon était divisée en deux camps, non pas à cause de l’utilisation, diversement commentée, du jeune homme de la perception, ou encore du gala nocturne imprévu, mais à propos du respect de la vérité historique dans les reconstitutions cinématographiques ou autres.
Un général, historiographe du romancier affirmait, preuves à l’appui :
– Ils se sont trompés, s’ils ont situé l’action au château de Béthune. C’est à Loroy qu’ils auraient dû aller, à sept kilomètres d’ici, en bordure de la forêt.
L’instituteur Audry était du même avis.
Mais Fernand Chenué lui, soutenait mordicus, en bêchant son jardin, près de la Sauldre, que le Grand Meaulnes avait trouvé son « domaine sans nom » à une vingtaine de kilomètres de la ville.
– Dame, est-ce qu’il lui aurait fallu « emprunter » la carriole et le cheval d’un fermier pour faire une promenade de cent mètres ?
Quant aux gendarmes, ils possédaient, eux aussi leur opinion :
Le château de Meaulnes, c’est celui des G…
Ce qui évidemment mettait fin à toute polémique, cette dernière demeure ayant paraît-il, été bâtie après la guerre.
Bref, on commençait à discuter des liens plus ou moins étroits qui peuvent exister entre la fiction littéraire et la réalité, lorsque dix lignes parues dans un journal firent brusquement prendre un tour très particulier aux conversations.
Dix lignes vengeresses
Dans ces lignes, l’auteur démontrait que si La Chapelle est bien la ville où naquit Alain-Fournier, elle est aussi une minuscule cité où un humoriste serait capable de trouver matière à exercer sa verve.
« Le cantonnier, en effet, s’y appelait Balais ; le gendarme, Froussard ; le garde-champêtre, Chameau ; le curé, qui pèse 135 kilos, Sanglier. Ce ne sont pas des surnoms… précisait l’article. Un autre Alain Fournier habite présentement le village : il est marchand de bois. »
Ces détails, à eux seuls, n’auraient pas mis le feu aux poudres si, en marge, on n’avait glissé une allusion aux divergences d’opinions existant entre le maire communiste et le représentant de l’Église.
Pour dire crûment la chose, il était écrit à peu près que, si le curé pesait 135 kilos c’est qu’il avait bouffé du maire et que si le maire n’avait pas grossi, c’est que, bouffant du curé, il avait la digestion facile.
La Chapelle-d’Angillon possédait-elle donc son don Camillo et son Peppone ?
On n’en avait pas l’impression, mais il fallait savoir…
Pendant des semaines, on suivit les allées et venues des deux prétendus adversaires. On continue aujourd’hui à les regarder évoluer l’un et l’autre en souriant.
– A la vérité, nous a dit le premier magistrat municipal, si je suis communiste et si je dois être Peppone, j’ai comme ce dernier, de l’estime pour le curé.
Les idées de l’abbé ne sont pas les miennes. Nous sommes opposés, d’accord. Mais c’est le plus souvent à coups de fourchette, dans les banquets, car nous avons l’un et l’autre un appétit féroce. Lorsque nous célébrons ici, la fête des prisonniers, je vais à la messe avec les autres. Ensuite, nous nous rendons aux cérémonies, le curé de son côté, moi du mien. Mais jamais il n’y a eu entre nous d’accrochage. On a dit qu’il avait voulu engager une lutte d’influence avec moi en appelant pour la fête de sa paroisse les chansonniers de Montmartre. C’est vrai que sa fête a été réussie, mais elle a eu lieu avec mon assentiment dans la salle municipale.
Don Camillo proteste
– Moi, don Camillo ? nous a demandé, dans son presbytère, l’abbé Sanglier. Pourquoi ? J’ai trois églises à servir, des baptêmes, des mariages à célébrer. J’aime le calme et je fais tout pour que chacun soit content. Alors pourquoi raconter des histoires invraisemblables ?
– Il y a peut-être tout de même quelque chose de vrai dans ce qu’on raconte, disent pourtant certains. Mais nous, on ne le sait pas. Le curé qui promène partout sa jovialité, qui ne refuse pas de temps en temps un verre de vin autre que celui de la messe, qui sait parler gentiment et consoler tout le monde, est capable de mener de sacrées batailles. Pendant la guerre, tenez, il a fait une résistance héroïque. Ne raconte-t-on pas qu’un soir, en passant du côté de Vierzon la ligne de démarcation à vélo, il a été arrêté par les Allemands ? Il essayait de jouer les naïfs. Les « occupants » l’ont brutalisé. Il ne s’est pas mis en colère. Il a blagué. Ils l’ont laissé repartir sur sa bicyclette.
« C’est en arrivant en zone libre qu’il a pu, enfin, pousser un soupir de soulagement : dans ses sacoches, il transportait plusieurs kilos de plastic à l’intention d’un groupe de maquisards. S’il ne s’était pas montré astucieux, il ne serait pas des nôtres aujourd’hui. »
« Des histoires comme celle-là, on en a raconté des tas sur le curé. Mais jamais lui n’a voulu en parler. Depuis 1954, où il s’est installé ici, on l’a vu rire de tout, s’amuser avec chacun, gagner par son autorité et sa simplicité tous ceux du village, y compris ses adversaires. Il est peut-être, au fond, don Camillo, mais un don Camillo pacifiste… »