Bestiaire enchanté Maurice Genevoix (1890-1980)

1969 Deuxième volet de la série « bestiaires » écrite par Maurice Genvoix. – Série également composée de : « Tendres bestiaires » (1969) et « Bestiaire sans oubli » (1971)

Le chien. – Ce ne sera qu’un souvenir. Comme pour Mona. Ce que j’ai dit à propos du chat, et de ce livre qu’il m’a fallu écrire, entraîné de page en page, pour seulement suivre l’aventure d’un chat, comment n’y point songer de nouveau à l’instant de parler du chien ? A Dieu ne plaise ! Ne parlerais-je que de mes chiens, par quel maelström aussitôt ne me verrais-je pas aspiré ?
Écrivain, romancier, je me devais de rencontrer des chiens, ne serait-ce qu’Aïcha, la « petite noire » de Raboliot, ou Tapageaut, le grand anglo-poitevin de La Dernière harde. C’étaient des personnages de roman, et qui tendaient ainsi vers le type : la compagne et le complice du braconnier hors-la-loi, l’infatigable meneur de meute. J’étais leur maître et leur obéissais tout ensemble, déterminés que nous étions, eux et moi, par des lois qui enjoignent de dépasser l’individuel, qui orientent vers une vérité autre, au-delà de la réalité mouvante qui nous est originellement donnée. Mais où vais-je là me fourvoyer ? En quelles vieilles lunes abandonnées ? J’entends d’ici nos affranchis : « Balançoires !… » Qui vivra verra.

Aujourd’hui, il s’agit d’autre chose. Je m’accorde l’école buissonnière, une dernière fois et tout mon soûl, en souvenir d’un petit garçon appliqué, mais frondeur, qui me ressemblait comme un frère. Que Mademoiselle Octavie, que Monsieur Jameau me pardonnent : je n’ai pas tellement changé. S’ils étaient encore de ce monde et s’il lisaient les pages de ce Bestiaire, je gage qu’ils me reconnaîtraient.
Mon premier chien s’appelait Porthos. Il eût pu, d’un coup de mâchoire, me broyer une jambe, chair et os. Je dois avoir encore, dans quelques vieil album à fermoir, une photographie jaunie où l’on me voit parmi d’autres gamins, la bille souriante et bien ronde, coiffé d’un béret à pompon. Mais j’ai la main posée sur la tête Porthos, et suis le seul. C’était mon chien. Tout le quartier de la Croix-de-Pierre le connaissait, le redoutait : nous étions exemplairement gardés. Quand nous l’avions lâché dans nos cours, la nuit, les passants attardés s’écartaient devant la porte cochère rien qu’à entendre son grondement sous l’huis. Et les charretiers d’avant l’aurore qui venaient atteler leur camion devaient, comme un mot de passe, articuler distinctement leur nom pour qu’il leur accordât le passage.

Énorme de partout, la tête énorme, les pattes énormes, le râble énorme, il allait son chemin dans les rues, assuré dans sa force et débonnaire d’autant. Sa devise eût pu être : « Car tel est notre bon plaisir. » Il y avait non loin de chez nous, un mercier-rouennier en boutique. Le vendredi, jour de marché, il dressait selon la coutume son éventaire sur le trottoir. Il y mettait de la coquetterie, un rideau d’andrinople rouge dissimulait les tréteaux de soutien. Or, le géant Porthos avait élu ce rutilant ensemble pour un lever de patte majestueux. Le rouennier regardait derrière les vitres de sa devanture. L’indignation, la honte, la fureur et la peur passaient en vagues sur son vultueux visage. Il souffrait dans son andrinople, mais il n’eût point risqué un geste au souvenir du premier affrontement qui avait consommé sa défaite.
Lui, ce jour-là, d’un revers de main léger comme s’il eût écarté une mouche, avait tenté de le chasser. Et en même temps, la bouche dédaigneuse : « Pchch !… » Le pauvre homme ! Le grondement de semonce de Porthos l’avait poussé, instantanément, dans son retranchement boutiquier. Et pourtant le grand chien, la monumentale fontaine n’avait pas bougé d’une ligne, tari d’un pleur. Le grondement seul avait suffi, puissant et grave comme un tonnerre lointain ; et peut-être le lent, très lent mouvement de tête qui l’avait accompagné. Le bonhomme se le tient pour dit.
Adieu, Porthos, mon lion des Pyrénées, mon cheval aux molles et longues oreilles, si commodes pour t’escalader ! Adieu, mon vieux camarade chien !
« Et à toi, Mira, bonjour ! Je pense que tu me reconnais ? » Elle se trémousse, la petite chienne, elle frétille de tout son corps, elle pose sa patte sur mon soulier. Et elle rit, elle rit à la muette, les lèvres troussées au plus haut de ses petits crocs très pointus.
– On va se promener ? On sort ?
Et la fanfare d’abois éclate.
La première fois… Elle ne me connaissait pas encore. C’est bien pourquoi je lui posais ma question de tout à l’heure. Elle nous était comme tombée du ciel, cette petite fox à poils ras, blanche et noire, avec un tache feu sur l’œil. Sa gentillesse expansive avait dû me faire illusion : je la croyais déjà de la famille, cette pétulante, cette craintive sauvageonne. Il eût fallu patienter quelques jours.
Mais enfin, nous voici dehors, déjà au bas de notre rue Saint-Nicolas, déjà sur le pont suspendu, et maintenant sur la route du Val. C’est le printemps, les alouettes trillent. On ne les voit pas das le ciel, mais il arrive soudain que l’une d’elles tombe à pic, comme un caillou, soulève un peu ses ailes à l’instant de heurter le sol et disparaisse au revers d’un sillon. J’ouvre le mousqueton de la laisse, la retiens un instant au collier.
– Sage, Mira !
– Voyons… dit-elle.
Et tout de suite la voilà partie, au diable vauvert, déjà presque hors de vue.
– Mira ! Mira !
Peine perdue. J’essaie de tous les tons, l’autorité, la persuasion, la menace, la douceur sucrée, rien n’y fait. Cette petite tache claire, tout là-bas, elfe ou follet, c’est elle. Je cours, j’approche, reprends mon souffle :
– Mira, ma belle… Ma gentille, ma jolie Mira, nous sommes amis, deux amis. Regarde-moi, cela se voit…
Approche un peu, une petite caresse. Si je te perds, qu’est-ce qui va t’arriver ? Une auto sur la route de Sigloy, juste quand tu traverses, tu te rends compte ? Viens, Mira. C’est ça, Mira… Na ! Na !… Ici ! Tout de suite ! Espèce de…
Elle a filé. C’est une perverse, un démon. Chaque fois que je crois l’atteindre, l’avoir enfin rassurée, persuadée, elle me regarde, pointe son fin museau, incline sa petite tête goguenarde, aux yeux si vifs, et fille. Voilà une heure que cela dure. Je n’en puis plus, trébuche dans les mottes, dans les échalas d’une vigne…
Cette fois, ça y est : je suis tombé.
Ma foi, puisque je suis par terre, profitons-en. Il fait bon. L’enrue où je suis allongé est, tout compte fait, confortable. Les larges feuilles des ceps, çà et là bleuies de sulfate, m’éventent agréablement, animées par une brise légère. Entre elles j’aperçois la route : au bord de la route, sur la berme, un tas de cailloux en attente. Les minutes passent. Je songe à Mira. Sus-je moins inquiet que je ne pensais l’être ? Une intuition me dit que tout cela finira bien ; que ma disparition involontaire était peut-être, au bout du compte, une très astucieuse ruse de guerre.
Taisons-nous. Épions les entours. Appuyé sur une main, je me soulève très lentement, découvre ainsi un bon ruban de route. Elle n’y est pas. Le monde est désert, l’air tiède et frais. Un chant d’alouette encore exulte soudain sur ma tête et l’espace s’emplit de ce chant.
Il me semble pourtant que quelque chose vient de bouger, subrepticement, du côté du tas de cailloux. Un lézard vert, probablement. Bon, cela vient de remuer encore. Je me soulève davantage, souple et silencieux comme un Sioux, avec la curieuse sensation d’être épié de mon côté. Mon champ visuel s’est agrandi. La crête du tas de cailloux se profile nettement sur le ciel. Est-ce qu’un caillou vient de bouger ?
Très lentement, avec des précautions qui ne le disputent qu’aux miennes, d’un mouvement exactement semblable, une petite tête se soulève, apparaît, un regard rencontre le mien… Comment y tenir l’un et l’autre ? Si je dis que nous éclatons de rire, c’est parce que c’est la vérité. Nous courons l’un vers l’autre. Je la caresse. Et elle rit, elle rit, se trémousse, frétille tout entière de bonheur. « Bonjour, Mira. Tu me reconnais ? » Il va y avoir cinquante ans…