La Voix du Sancerrois

La Voix du Sancerrois juin 1990

Saint-Satur, juin 1940

Le « pèlerinage » du marinier du Nord

Rares sont les témoins masculins du bombardement du pont de Saint-Satur, le dimanche 16 juin 1940. Pierre Corneil, alors jeune marinier, a failli y laisser sa peau. Il revient ici tous les ans, à la même date

Partout en France, on a commémoré le cinquantième anniversaire de l’appel du 18 juin 1940 par le général de Gaulle. Un événement très médiatisé ces jours derniers et qui aura eu le mérite d’informer les derniers ignorants sur cette phase de notre histoire.
Un demi-siècle plus tôt, peu de Français connaissent de Gaulle et la BBC. A Saint-Satur, ce 18 juin 1940, on avait autre chose à faire qu’à écouter la radio.
Deux jours auparavant, le bourg était bombardé par une escadrille d’avions italiens. Il y aurait eu 240 victimes, de Nivernais sur le chemin de l’exode, ainsi que des militaires de passage le long du canal.

Ce drame du pont du canal (actuellement en reconstruction), un marinier l’a vécu. Il apporte pour la première fois son témoignage. Pierre Corneil est alors âgé de 19 ans. Ses parents, originaires du Nord, transportent dans leur péniche baptisée « Cinna » (une tragédie signée… Corneille) une cargaison de caoutchouc destiné au recyclage. Chargé à Argenteuil, ce caoutchouc devait être livré à Ginouille.
Comme des milliers d’autres Français, la famille Corneil et la péniche « Cinna » descendent donc vers le sud. Ils laissent derrière eux les villes de Gien et de Briare soumises aux premiers méfaits de la Seconde Guerre mondiale.
Le 15 juin, ils passent leur nuit au-dessus de l’écluse de Maimbray, avant Belleville (pas encore ‘sur-Loire »). Le 16 à midi, ils font halte à l’écluse de Bannay. Car en cette belle journée dominicale, l’un des deux chevaux loués à Saint-Mammès pour haler « Cinna » a besoin d’un nouveau fer.

La Voix du Sancerrois juin 1990

Scènes horribles

Vers 15h30, la péniche des Corneil arrive à hauteur de l’actuelle gare d’eau de Saint-Satur. Si le charretier qui chevauche l’une des deux montures est sourd comme un pot, Pierre, le fils de… Pierre Corneil, entend venir des avions au-dessus de la Loire.
Il court avertir ses parents et se jette derrière l’un des nombreux platanes qui bordent le canal. Un chapelet de bombes tombe autour et sur le pont du canal, dont trois plongent dans la voie d’eau, entre l’ouvrage et la proue de la péniche espacés d’une cinquantaine de mètres seulement.

Éventré, le silo perd son grain. Des voitures brûlent ou sont projetées dans les arbres, des corps jonchent le sol, brûlés ou mutilés. Des scène horribles.
Quelques minutes après le drame, Pierre Cornel père saute sur la rive pour amarrer « Cinna » car les deux chevaux ont rompu leur « tirage » (corde de halage) long de trente mètres chacun. C’est miracle que les animaux n’aient pas été tués car ils se trouvaient alors à une vingtaine de mètres de l’ouvrage qui s’est couché sous l’effet du bombardement.

La barque de la péniche servit à transporter des blessés d’une rive à l’autre. « Nous avons eu très chaud, se souvient Pierre. Peu après arrivait une péniche chargée de munitions ».
En attendant le remplacement du pont endommagé par une passerelle provisoire en bois, la péniche des Corneil reste dix mois à quai, au canal de la Jonction. « Cet hiver 1941 fut très rigoureux. » Il y a longtemps que l’occupant allemand a déchargé le caoutchouc à son profit, dans un train prenant la direction de Limoges.
Pendant ces dix mois d’immobilisation forcée, le père travaille chez les Gaudry (boisson et charbon rue Amagat) et le fils aux Ets Davum (dépôt de ferraille situé sur le port) ainsi que trois mois à la Société des chemins de fer.

Cette période, si elle fut difficile, permit à Pierre Corneil de lier connaissance avec les jeunes du village et des alentours. « Cela peut paraître difficile à comprendre, mais je dois reconnaître que j’ai passé ici de bons moments de ma vie, faits d’insouciance, de petites fêtes improvisées au son de l’accordéon, à Ménétréol, Thauvenay… »
Et puis « Cinna » s’est remise en route, toujours tirée par des chevaux. Sous l’occupation, « nous n’étions pas maîtres du chargement et de notre destination ».

L’amitié

Pierre Corneil a mis définitivement pied à terre en 1976. II passe sa retraite avec son épouse à Maurecourt (78). Mais l’activité du marinier lui manque, comme lui manqueraient le Sancerrois et ses amis gordoniens s’il ne revenait pas à Saint-Satur comme en pèlerinage, tous les 16 juin depuis cinquante ans.
C’est le moins qu’il puisse faire puisqu’il amarrait sa péniche près du point du canal, au moins deux ou trois fois par ans, lorsque le fret le permettait. En septembre 1978 d’ailleurs, M. et Mme Pierre Corneil ont été les seuls mariniers de l’histoire de Saint-Satur à unir ici leur fille à un marinier. Un mariage mémorable pour les nombreux amis de la famille Corneil.
Et « Cinna », me direz-vous ? Elle navigue toujours et pour une bonne cause. Elle sert de salle de conférence et d’exposition, à travers la France, en faveur de la lutte contre la toxycomanie.
M.R.

Rédigé par

Christian Genête

Receveur P.T.T. à l'ancienne école de fille. "M. Christian Genete, s'est penché avec le souci et l'efficacité d'un historien, car il voulait savoir comment était mort, ce 18 juin 1940 à La Chapelle-d'Angillon, l'un de ses oncles."